Jacques Coursil, larmes à terre -par Arnaud Robert

Publié le par Munsa Nzinga Kandombe


Jacques Coursil, larmes à terre

 Aujourd'hui à 14:26


Le trompettiste fondamental se souvient de la déportation des Indiens d’Amérique.

C’est un pendant à Clameurs, un disque du «tout-monde» sur lequel flambe l’âme lourde de son ami, le poète martiniquais Edouard Glissant. Jacques Coursil, né en 1939 à Paris de parents ultramarins, a travaillé son créole sous pistons, sa matière d’universitaire pèlerin. Il a vécu partout. Il est allé en Afrique quand le soleil des indépendances gagnait le continent. Et aux Etats-Unis, au moment des droits civiques, où il a fabriqué du free-jazz auprès d’Albert Ayler et d’autres mutins en sursis. L’œuvre de Coursil, espacée par la linguistique à laquelle il a aussi voué sa vie, se pose sur une éthique de résistance. Toujours du côté des perdants provisoires.

Dans son nouveau disque, Trails of Tears, les sentiers de larmes, il évoque une autre histoire. Celle d’une déportation massive d’Amérindiens, dans ce XIXe siècle où les Etats-Unis fomentaient leur liberté asymétrique. L’idée lui est venue il y a longtemps, à New York, quand il discutait avec le batteur Sunny Murray. Lui-même, en sus de son sang noir, se rappelait de ses origines rouges; peuple Choctaw, sensibilité particulière au massacre des Cherokees. Derrière cette musique se cache une rencontre entre deux violences subies. Les Noirs, les Indiens, dont les sens se mêlent. Chacun sait qu’à La Nouvelle-Orléans, au matin de Mardi gras, des Afro-Américains sortent en plumes pour rendre tribut au peuple oublié, aux chefs coiffés, aux squaws des marais. C’est cela que chante cet album, la connivence des mémoires.
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Trompettiste apaisé, Coursil convoque deux groupes, comme deux fleuves parallèles qu’il coud sur la table de mixage. Le groupe Free Jazz Art, auquel il convie des frères en révolution, dont Bobby Few, Sunny Murray, Alan Silva. Et un trio, plus caraïbe, nommé Cadences Libres. Cette musique conquiert des territoires. Le sentier de la traite déborde et épouse le monde. On ne fait pas du son, a fortiori du jazz, avec de bonnes intentions. C’est la grandeur de Jacques Coursil, partir d’une narration pour se laisser submerger par la musicalité. Ce disque est prodigieux de cohésion, des nappes de peaux, des nuages de cuivres, la structure interne qui sourd dans ces transes du murmure. On dirait un zikr, ces récitations mystiques de l’islam, quand la répétition finit par enivrer la signification. Le grand essai linguistique de Coursil s’intitulait La Fonction muette du langage. Cela pourrait être le titre de cet album.

Vers la fin du disque, après être passé par toutes les stations du calvaire cherokee, Coursil revient à Gorée, l’île au large de Dakar, ultime étape avant la traversée forcée de l’Atlantique. Coursil, ce Français de Paris nourri à la révolte américaine et aux sonnets insulaires, ferme la marche par là où elle a commencé pour lui. Il y a du Miles méditatif, du Jon Hassell tranchant, chez lui. Il y a surtout la nécessité de transmuter les mémoires de suie en sons incendiaires.

Arnaud Robert
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