Libye : révolte populaire, guerre civile ou agression militaire ? Interview de Mohamed Hassan, spécialiste de la géopolitique et du monde arabe - par Grégoire Lalieu & Michel Collon
7 mars 2011
Depuis trois semaines, des affrontements opposent les troupes fidèles au colonel Kadhafi à des forces d’opposition issues de l’est du pays.
Après Ben Ali et Moubarak, Kadhafi sera-t-il le prochain dictateur à tomber ? Ce qui se passe en Libye est-il semblable aux révoltes populaires en Tunisie et en Egypte ? Comment comprendre les
frasques et les retournements de veste du colonel ? Pourquoi l’Otan se prépare-t-elle à la guerre ? Comment expliquer la différence entre un bon Arabe et un mauvais Arabe ? Dans ce nouveau
chapitre de notre série Comprendre le monde musulman, Mohamed Hassan répond aux questions d’Investig’Action...
Après la Tunisie et l’Egypte, la révolution arabe aurait-elle gagné la Libye ?
Ce qui se passe actuellement en Libye est différent. En Tunisie et en Égypte, le manque de libertés était flagrant. Mais ce sont les
conditions sociales déplorables qui ont véritablement poussé les jeunes à la révolte. Tunisiens et Égyptiens n’avaient aucune possibilité d’entrevoir un avenir.
En Libye, le régime de Mouammar Kadhafi est corrompu, monopolise une grande partie des richesses et a toujours réprimé sévèrement toute
contestation. Mais les conditions sociales des Libyens sont meilleures que dans les pays voisins. L’espérance de vie en Libye est plus importante que dans le reste de l’Afrique. Les systèmes de
santé et d’éducation sont convenables. La Libye est d’ailleurs l’un des premiers pays africains à avoir éradiqué la malaria. Même s’il y a de fortes inégalités dans la répartition des richesses,
le PIB par habitant est d’environ 11.000 dollars. Un des plus élevés du monde arabe. Vous ne retrouvez donc pas en Libye les mêmes conditions objectives qui ont conduit aux révoltes populaires en
Tunisie et en Égypte.
Comment expliquez-vous alors ce qui se passe en Libye ?
Pour bien comprendre les événements actuels, nous devons les replacer dans leur contexte historique. La Libye était autrefois une province
ottomane. En 1830, la France s’empara de l’Algérie. Par ailleurs, le gouverneur égyptien Mohamed Ali, sous tutelle de l’Empire ottoman, menait une politique de plus en plus indépendante. Avec,
d’une part, les Français en Algérie et, d’autre part, Mohamed Ali en Egypte, les Ottomans craignaient de perdre le contrôle de la région : ils envoyèrent leurs troupes en
Libye.
A cette époque, la confrérie des Senoussis exerçait une influence très forte dans le pays. Elle avait été fondée par Sayid Mohammed Ibn Ali
as Senoussi, un Algérien qui, après avoir étudié dans son pays et au Maroc, alla prêcher sa vision de l’islam en Tunisie et en Libye. Au début du 19ème siècle, Senoussi commençait à faire de
nombreux adeptes, mais n’était pas bien perçu par certaines autorités religieuses ottomanes qu’il critiquait dans ses prêches. Après un passage en Égypte et à la Mecque, Senoussi décida de
s’exiler définitivement en Cyrénaïque, dans l’est de la Libye.
Sa confrérie s’y développa et organisa la vie dans la région, y percevant des taxes, résolvant les conflits entre les tribus, etc. Elle
possédait même sa propre armée et proposait ses services pour escorter les caravanes de commerçants passant par là. Finalement, cette confrérie des Senoussis devint le gouvernement de fait de la
Cyrénaïque, étendant même son influence jusque dans le nord du Tchad. Mais ensuite, les puissances coloniales européennes s’implantèrent en Afrique, divisant la partie sub-saharienne du
continent. Cela eut un impact négatif pour les Senoussis. L’invasion de la Libye par l’Italie entama aussi sérieusement l’hégémonie de la confrérie dans la région.
En 2008, l’Italie a versé des compensations à la Libye pour les crimes coloniaux. La colonisation avait été à ce point terrible ? Ou
bien Berlusconi voulait se faire bien voir pour conclure des accords commerciaux avec Kadhafi ?
La colonisation de la Libye fut atroce. Au début du 20ème siècle, un groupe fasciste commença à diffuser une propagande prétendant que
l’Italie, vaincue par l’armée éthiopienne à la bataille d’Adoua en 1896, devait rétablir la primauté de l’homme blanc sur le continent noir. Il fallait laver la grande nation civilisée de
l’affront infligé par les barbares. Cette propagande affirmait que la Libye était un pays sauvage, habité par quelques nomades arriérés et qu’il conviendrait aux Italiens de s’installer dans
cette région agréable, avec son paysage de carte postale.
L’invasion de la Libye déboucha sur la guerre italo-turque de 1911, un conflit particulièrement sanglant qui se solda par la victoire de
l’Italie un an plus tard. Cependant, la puissance européenne ne contrôlait que la région de la Tripolitaine et devait faire face à une résistance tenace dans le reste du pays, particulièrement
dans la Cyrénaïque. Le clan des Senoussis y appuyait Omar Al-Mokhtar qui dirigea une lutte de guérilla remarquable dans les montagnes. Il infligea de sérieux dégâts à l’armée italienne pourtant
mieux équipée et supérieure en nombre.
Finalement, au début des années trente, l’Italie de Mussolini prit des mesures radicales pour éliminer la résistance. La répression devint
extrêmement féroce et l’un de ses principaux bouchers, le général Rodolfo Graziani écrivit : « Les soldats italiens étaient convaincus qu’ils étaient investis d’une mission noble et
civilisatrice. (…) Ils se devaient de remplir ce devoir humain quel qu’en fût le prix. (…) Si les Libyens ne se convainquent pas du bien-fondé de ce qui leur est proposé, alors les Italiens
devront mener une lutte continuelle contre eux et pourront détruire tout le peuple libyen pour parvenir à la paix, la paix des cimetières… ».
En 2008, Silvio Berlusconi a payé des compensations à la Libye pour ces crimes coloniaux. C’était bien sûr une démarche intéressée :
Berlusconi voulait bien se faire voir de Kadhafi pour conclure des partenariats économiques. Néanmoins, on peut dire que le peuple libyen a terriblement souffert du colonialisme. Et parler de
génocide ne serait pas exagéré.
Comment la Libye gagna-t-elle son indépendance ?
Pendant que les colons italiens réprimaient la résistance en Cyrénaïque, le chef des Senoussis, Idriss, s’exila en Égypte pour négocier avec
les Britanniques. Après la Seconde Guerre mondiale, l’empire colonial européen fut progressivement démantelé et la Libye devint indépendante en 1951. Appuyé par la Grande-Bretagne, Idriss prit le
pouvoir. Pourtant, une partie de la bourgeoisie libyenne, influencée par le nationalisme arabe qui se développait au Caire, souhaitait que la Libye soit rattachée à l’Égypte. Mais les puissances
impérialistes ne voulaient pas voir se développer une grande nation arabe. Elles appuyèrent donc l’indépendance de la Libye en y plaçant leur marionnette, Idriss.
Le roi Idriss répondit-il aux attentes ?
Tout à fait. A l’indépendance, les trois régions qui constituent la Libye - la Tripolitaine, le Fezzan et la Cyrénaïque - se sont retrouvées
unifiées dans un système fédéral. Mais il faut savoir que le territoire libyen est trois fois plus grand que la France. A cause du manque d’infrastructures, les limites de ce territoire n’ont pu
être clairement définies qu’après l’invention de l’avion. Et en 1951, le pays ne comptait qu’un million d’habitants. De plus, les trois régions nouvellement unifiées avaient une culture et une
histoire très différentes. Enfin, le pays manquait de routes permettant aux régions de communiquer. En fait, la Libye était à un stade très arriéré, ce n’était pas une véritable
nation.
Pouvez-vous préciser ce concept ?
L’État-nation est un concept lié à l’apparition de la bourgeoisie et du capitalisme. En Europe, durant le moyen-âge, la bourgeoisie
capitaliste souhaitait développer son commerce sur une échelle aussi large que possible, mais était freinée par toutes les contraintes du système féodal. Les territoires étaient morcelés en de
nombreuses petites entités, ce qui imposait aux commerçants de payer un grand nombre de taxes pour livrer une marchandise d’un endroit à un autre. Sans compter les divers privilèges dont il
fallait s’acquitter auprès des seigneurs féodaux. Toutes ces entraves ont été supprimées par les révolutions bourgeoises capitalistes qui ont permis la création d’États-nations avec de grands
marchés nationaux sans entraves.
Mais la nation libyenne a été créée alors qu’elle était encore à un stade précapitaliste. Elle manquait d’infrastructures, une grande partie
de la population était nomade et impossible à contrôler, les divisions étaient très fortes au sein de la société, l’esclavage était encore pratiqué… De plus, le roi Idriss n’avait aucun projet
pour développer le pays. Il était totalement dépendant des aides US et britanniques.
Pourquoi la Grande-Bretagne et les Etats-Unis le soutenaient-ils ? Le pétrole ?
En 1951, le pétrole libyen n’avait pas encore été découvert. Mais les Anglo-Saxons avaient des bases militaires dans ce pays qui occupe une
position stratégique pour le contrôle de la mer Rouge et de la Méditerranée.
Ce n’est qu’en 1954 qu’un riche Texan, Nelson Bunker Hunt, découvrit le pétrole libyen. A l’époque, le pétrole arabe se vendait aux
alentours de 90 cents le baril. Mais le pétrole libyen était acheté à 30 cents le baril tellement ce pays était arriéré. C’était peut-être le plus misérable d’Afrique.
De l’argent rentrait pourtant grâce au pétrole. A quoi servait-il ?
Le roi Idriss et son clan, les Senoussis, s’enrichissaient personnellement. Ils redistribuaient également une partie des revenus pétroliers
aux chefs des autres tribus pour apaiser les tensions. Une petite élite s’est développée grâce au commerce du pétrole et quelques infrastructures ont été construites, principalement sur la côte
méditerranéenne, la partie la plus intéressante pour commercer avec l’extérieur. Mais les zones rurales dans le cœur du pays restaient extrêmement pauvres et des tas de miséreux s’amassaient dans
des bidonvilles autour des cités. Cela a continué jusqu’en 1969, quand trois officiers ont renversé le roi. Parmi eux, Kadhafi.
Comment se fait-il que la révolution soit venue d’officiers de l’armée ?
Dans un pays profondément marqué par les divisions tribales, l’armée était en fait la seule institution nationale. La Libye n’existait pas
en tant que telle sauf à travers cette armée. A côté de ça, les Senoussis du roi Idriss possédaient leur propre milice. Mais dans l’armée nationale, les jeunes Libyens issus des différentes
régions et tribus pouvaient se retrouver.
Kadhafi a d’abord évolué au sein d’un groupe nassériste, mais lorsqu’il a compris que cette formation ne serait pas capable de renverser la
monarchie, il s’est engagé dans l’armée. Les trois officiers qui ont destitué le roi Idriss étaient très influencés par Nasser. Gamal Abdel Nasser était lui-même un officier de l’armée égyptienne
qui renversa le roi Farouk. Inspiré par le socialisme, Nasser s’opposait à l’ingérence des puissances néocoloniales et prônait l’unité du monde arabe. Il nationalisa d’ailleurs le canal de Suez,
jusque là géré par la France et la Grande-Bretagne, s’attirant les foudres et les bombardements de l’Occident en 1956.
Le panarabisme révolutionnaire de Nasser avait eu un effet important en Libye, notamment dans l’armée et sur Kadhafi. Les officiers libyens
auteurs du coup d’Etat de 1969 suivirent le même agenda que Nasser.
Quels furent les effets de la révolution en Libye ?
Kadhafi avait deux options. Soit laisser le pétrole libyen aux mains des compagnies occidentales comme l’avait fait le roi Idriss. La Libye
serait alors devenue comme ces monarchies pétrolières du Golfe où l’esclavage est encore pratiqué, où les femmes n’ont aucun droit et où des architectes européens peuvent s’éclater à construire
des tours farfelues avec des budgets astronomiques qui proviennent en fait des richesses des peuples arabes. Soit suivre une voie indépendante des puissances néocoloniales. Kadhafi a choisi cette
deuxième option, il a nationalisé le pétrole libyen, provoquant la colère des impérialistes.
Dans les années 50, une blague circulait à la Maison Blanche, au sein de l’administration Eisenhower qui se développa ensuite en véritable
théorie politique sous Reagan. Comment distinguer les bons des mauvais Arabes ? Un bon Arabe fait ce que les Etats-Unis lui disent. En échange, il reçoit des avions, est autorisé à déposer son
argent en Suisse, est invité à Washington, etc. Eisenhower et Reagan nommaient ces bons Arabes : les rois d’Arabie Saoudite et de Jordanie, les cheikhs et émirs du Koweït et du Golfe, le Shah
d’Iran, le roi du Maroc et bien-sûr, le roi Idriss de Libye. Les mauvais Arabes ? Ceux qui n’obéissaient pas à Washington : Nasser, Kadhafi, Saddam plus tard…
Tout de même, Kadhafi n’est pas très…
Kadhafi n’est pas un mauvais Arabe parce qu’il fait tirer sur la foule. On fait la même chose en Arabie Saoudite ou au Bahreïn et les
dirigeants de ces pays reçoivent tous les honneurs de l’Occident. Kadhafi est un mauvais Arabe parce qu’il a nationalisé le pétrole libyen que les compagnies occidentales considéraient - jusqu’à
la révolution de 69 - comme leur appartenant. Ce faisant, Kadhafi a apporté des changements positifs en Libye, au niveau des infrastructures, de l’éducation, de la santé, de la condition des
femmes, etc.
Bon, Kadhafi renverse la monarchie, nationalise le pétrole, s’oppose aux puissances impériales et apporte des changements positifs en Libye.
Pourtant, quarante ans plus tard, c’est un dictateur corrompu, qui réprime l’opposition et qui ouvre à nouveau les portes du pays aux compagnies occidentales. Comment expliquer ce changement
?
Dès le départ, Kadhafi s’est opposé aux grandes puissances coloniales et a généreusement soutenu divers mouvements de libération dans le
monde. Je trouve qu’il a été très bien pour ça. Mais pour être complet, il faut aussi préciser que le colonel était anticommuniste. En 1971 par exemple, il fit dérouter vers le Soudan un avion
transportant des dissidents communistes soudanais qui furent aussitôt exécutés par le président Nimeyri.
En fait, Kadhafi n’a jamais été un grand visionnaire. Sa révolution était une révolution de nationaliste bourgeois et il a instauré en Libye
un capitalisme d’Etat. Pour comprendre comment son régime est parti à la dérive, nous devons analyser le contexte qui n’a pas joué en sa faveur, mais aussi les erreurs personnelles du
colonel.
Tout d’abord, nous avons vu que Kadhafi était parti de rien en Libye. Le pays était très arriéré. Il n’y avait donc pas de gens éduqués ou
une forte classe ouvrière pour appuyer la révolution. La plupart des personnes ayant reçu une éducation faisaient partie de l’élite qui bradait les richesses libyennes aux puissances
néocoloniales. Evidemment, ces gens n’allaient pas soutenir la révolution et la plupart d’entre eux quittèrent le pays pour organiser l’opposition à l’étranger.
De plus, les officiers libyens qui ont renversé le roi Idriss étaient très influencés par Nasser. L’Egypte et la Libye prévoyait d’ailleurs
de nouer un partenariat stratégique. Mais la mort de Nasser en 1970 fit tomber le projet à l’eau et l’Egypte devint un pays contre-révolutionnaire, aligné sur l’Ouest. Le nouveau président
égyptien, Anouar al-Sadate, se rapprocha des Etats-Unis, libéralisa progressivement l’économie et s’allia avec Israël. Un bref conflit éclata même avec la Libye en 1977. Imaginez la situation
dans laquelle se trouvait Kadhafi : le pays qui l’avait inspiré et avec lequel il devait conclure une alliance capitale devenait soudainement son ennemi !
Un autre élément contextuel a joué en défaveur de la révolution libyenne : la baisse importante du cours du pétrole dans les années 80. En
1973, dans le cadre de la guerre israélo-arabe, les pays producteurs de pétrole décidèrent d’un embargo, faisant grimper en flèche le prix du baril. Cet embargo provoqua le premier grand
transfert de richesses du Nord vers le Sud. Mais dans les années 80, eut lieu ce qu’on pourrait appeler une contre-révolution pétrolière orchestrée par Reagan et les Saoudiens. L’Arabie Saoudite
augmenta considérablement sa production de pétrole et inonda le marché, provoquant une chute radicale des prix. Le baril passa de 35 dollars le baril à 8 dollars.
L’Arabie Saoudite ne se tirait-elle pas une balle dans le pied ?
Cela eut en effet un impact négatif sur l’économie saoudienne. Mais le pétrole n’est pas le plus important pour l’Arabie Saoudite. Sa
relation avec les États-Unis prime avant tout, car c’est le soutien de Washington qui permet à la dynastie saoudienne de se maintenir au pouvoir.
Ce raz-de-marée pétrolier eut des conséquences catastrophiques pour de nombreux pays producteurs de pétrole qui s’endettèrent. Et tout cela
se produisit dix années seulement après la montée au pouvoir de Kadhafi. Le dirigeant libyen, parti de rien, voyait en plus les seuls moyens dont il disposait pour construire quelque chose,
fondre comme neige au soleil avec la chute des cours du pétrole.
Notez également que cette contre-révolution pétrolière accéléra la chute de l’URSS, alors empêtrée en Afghanistan. Avec la disparition du
bloc soviétique, la Libye perdait son principal soutien politique et se retrouva très isolée sur la scène internationale. Isolement d’autant plus grand que l’administration Reagan avait placé la
Libye sur la liste des États-terroristes et imposé toute une série de sanctions.
Qu’en est-il des erreurs commises par Kadhafi ?
Comme je l’ai dit, ce n’était pas un grand visionnaire. La théorie développée autour de son livre vert est un mélange d’anti-impérialisme,
d’islamisme, de nationalisme, de capitalisme d’État et d’autres choses encore. Outre son manque de vision politique, Kadhafi a d’abord commis une grave erreur en attaquant le Tchad dans les
années 70. Le Tchad est le cinquième plus grand pays d’Afrique et le colonel, considérant sans doute que la Libye était trop petite pour ses ambitions mégalomaniaques, a annexé la bande d’Aozou.
Il est vrai qu’historiquement, la confrérie des Senoussis exerçait son influence jusque dans cette région. Et en 1935, le ministre français des Affaires étrangères, Pierre Laval, voulut acheter
Mussolini en lui proposant la bande d’Aozou. Mais finalement, Mussolini se rapprocha d’Hitler et l’accord resta lettre morte.
Kadhafi a néanmoins voulu annexer ce territoire et s’est livré à une lutte d’influence avec Paris dans cette ancienne colonie française.
Finalement, les États-Unis, la France, l’Égypte, le Soudan et d’autres forces réactionnaires de la région, ont soutenu l’armée tchadienne qui mit en déroute les troupes libyennes. Des milliers de
soldats et d’importantes quantités d’armes furent capturés. Le président du Tchad, Hissène Habré, vendit ces soldats à l’administration Reagan. Et la CIA les utilisa comme mercenaires au Kenya et
en Amérique latine.
Mais la plus grande erreur de la révolution libyenne est d’avoir tout misé sur les ressources pétrolières. En effet, les ressources humaines
sont la plus grande richesse d’un pays. Vous ne pouvez pas réussir une révolution si vous ne développez pas l’harmonie nationale, la justice sociale et une juste répartition des
richesses.
Or, le colonel n’a jamais supprimé les discriminations ancestrales en Libye. Comment mobiliser la population si vous ne montrez pas aux
Libyens que, quelque soit leur appartenance ethnique ou tribale, tous sont égaux et peuvent œuvrer ensemble pour le bien de la nation ? La majorité de la population libyenne est arabe, parle la
même langue et partage la même religion. La diversité ethnique n’est pas très importante. Il était possible d’abolir les discriminations pour mobiliser la population.
Kadhafi a également été incapable d’éduquer le peuple libyen sur les enjeux de la révolution. Il n’a pas élevé le niveau de conscience
politique de ses citoyens et n’a pas développé de parti pour appuyer la révolution.
Pourtant, dans la foulée de son livre vert de 1975, il instaure des comités populaires, sorte de démocratie
directe.
Cette tentative de démocratie directe était influencée par des concepts marxistes-léninistes. Mais ces comités populaires en Libye ne
s’appuyaient sur aucune analyse politique, aucune idéologie claire. Ce fut un échec. Kadhafi n’a pas non plus développé de parti politique pour appuyer sa révolution. Finalement, il s’est coupé
du peuple. La révolution libyenne est devenue le projet d’une seule personne. Tout tournait autour de ce leader charismatique déconnecté de la réalité. Et lorsque le fossé se creuse entre un
dirigeant et son peuple, la sécurité et la répression viennent combler le vide. Les excès se sont multipliés, la corruption s’est développée de manière importante et les divisions tribales se
sont cristallisées.
Aujourd’hui, ces divisions resurgissent dans la crise libyenne. Il y a bien sûr une partie de la jeunesse en Libye qui est fatiguée de la
dictature et qui est influencée par les événements en Tunisie et en Égypte. Mais ces sentiments populaires sont instrumentalisés par l’opposition dans l’est du pays qui réclame sa part du gâteau,
la répartition des richesses étant très inégale sous le régime de Kadhafi. Bientôt, les véritables contradictions vont apparaître au grand jour.
On ne sait d’ailleurs pas grand-chose sur ce mouvement d’opposition. Qui sont-ils ? Quel est leur programme ? S’ils voulaient vraiment mener
une révolution démocratique, pourquoi ont-ils ressorti les drapeaux du roi Idriss, symboles d’un temps où la Cyrénaïque était la province dominante du pays ? Ont-ils demandé leur avis aux autres
Libyens ? Peut-on parler de mouvement démocratique lorsque ces opposants massacrent les Noirs de la région ? Si vous faites partie de l’opposition d’un pays, que vous êtes patriotique et que vous
souhaitez renverser votre gouvernement, vous tentez cela correctement. Vous ne créez pas une guerre civile dans votre propre pays et vous ne lui faites pas courir le risque d’une
balkanisation.
Selon vous, il s’agirait donc plus d’une guerre civile résultant des contradictions entre clans libyens ?
C’est pire, je pense. Il y a déjà eu des contradictions entre les tribus, mais elles n’ont jamais pris une telle ampleur. Ici, les
États-Unis alimentent ces tensions afin de pouvoir intervenir militairement en Libye. Dès les premiers jours de l’insurrection, la secrétaire d’Etat Hillary Clinton a proposé d’apporter des armes
aux opposants. Dans un premier temps, l’opposition organisée sous le Conseil National a refusé toute ingérence des puissances étrangères, car elle savait que cela jetterait le discrédit sur son
mouvement. Mais aujourd’hui, certains opposants en appellent à une intervention armée.
Depuis que le conflit a éclaté, le président Obama a dit envisager toutes les options possibles et le sénat US appelle la communauté
internationale à décréter une zone de non-vol au-dessus du territoire libyen, ce qui serait un véritable acte de guerre. De plus, le porte-avion nucléaire USS Enterprise, positionné dans le golfe
d’Aden pour combattre la piraterie, est remonté jusqu’aux côtes libyennes. Deux navires amphibies, l’USS Kearsage et l’USS Ponce, avec à leur bord plusieurs milliers de marines et des flottes
d’hélicoptère de combat, se sont également positionnés dans la Méditerranée.
La semaine passée, Louis Michel, l’ancien commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire de l’Union Européenne, s’est demandé
avec force sur un plateau de télévision quel gouvernement aurait le courage de défendre devant son parlement la nécessité d’intervenir militairement en Libye. Mais Louis Michel n’a jamais appelé
à une telle intervention en Egypte ou à Bahreïn. Pourquoi ?
La répression n’est-elle pas plus violente en Libye ?
La répression était très violente en Égypte, mais l’Otan n’a jamais positionné des navires de guerre le long des côtes égyptiennes pour
menacer Moubarak. On l’a tout juste appelé à trouver une issue démocratique !
Pour la Libye, il faut être très prudent avec les informations qui nous parviennent. Un jour, on parle de 2.000 morts et le lendemain, le
bilan est revu à 300. On a aussi dit dès le début de la crise que Kadhafi avait bombardé son propre peuple, mais l’armée russe, qui surveille la situation par satellite, a officiellement démenti
cette information. Si l’Otan se prépare à intervenir militairement en Libye, nous pouvons être sûrs que les médias dominants vont diffuser la propagande de guerre habituelle.
En fait, la même chose s’est passée en Roumanie avec Ceausescu. Le soir du réveillon de Noël 1989, le premier ministre belge Wilfried
Martens a fait un discours à la télévision. Il a prétendu que les forces de sécurité de Ceausescu venaient de tuer 12.000 personnes. C’était faux. Les images du fameux charnier de Timisoara ont
également fait le tour du monde. Elles étaient censées démontrer la violence aveugle du président roumain. Mais il s’est avéré plus tard que tout cela était une mise en scène : des cadavres
avaient été sortis de la morgue et placé dans des fosses pour impressionner les journalistes. On a aussi dit que les communistes avaient empoisonné l’eau, que des mercenaires syriens et
palestiniens étaient présents en Roumanie ou bien encore que Ceausescu avait formé des orphelins pour en faire des machines à tuer. C’était de la pure propagande pour déstabiliser le
régime.
Finalement, Ceausescu et sa femme furent tués après un simulacre de procès qui dura 55 minutes. Bien sûr, tout comme Kadhafi, le président
roumain n’était pas un enfant de chœur. Mais que s’est-il passé depuis ? La Roumanie est devenue une semi-colonie de l’Europe. La main d’œuvre bon marché y est exploitée. De nombreux services ont
été privatisés au profit des compagnies occidentales et sont hors de prix pour une grande partie de la population. Et maintenant, chaque année, des tas de Roumains vont pleurer sur la tombe de
Ceausescu. La dictature était une chose terrible, mais depuis que le pays a été économiquement détruit, c’est pire ! Regardez le mensonge de Bush pour envahir l’Irak ? Où en est-on maintenant
?
Pourquoi les Etats-Unis voudraient-ils renverser Kadhafi ? Depuis une dizaine d’années, le colonel est devenu à nouveau fréquentable pour
l’Occident et a privatisé une grande partie de l’économie libyenne au profit des compagnies occidentales.
Il faut analyser tous ces événements à la lumière des nouveaux rapports de force dans le monde. Les puissances impérialistes sont en déclin
alors que d’autres forces sont en plein essor. Récemment, la Chine a proposé de racheter la dette portugaise ! En Grèce, la population est de plus en plus hostile à cette Union Européenne qu’elle
perçoit comme une couverture de l’impérialisme allemand. Les mêmes sentiments se développent dans les pays de l’Est. Par ailleurs, les États-Unis ont attaqué l’Irak pour s’emparer du pétrole mais
au final, seule une compagnie US en profite, le reste étant exploité par des compagnies malaisiennes et chinoises. Bref, l’impérialisme est en crise.
Par ailleurs, la révolution tunisienne a fortement surpris l’Occident. Et la chute de Moubarak encore plus. Washington tente de récupérer
ces mouvements populaires, mais le contrôle lui échappe. En Tunisie, le premier ministre Mohamed Ghannouchi, un pur produit de la dictature Ben Ali, était censé assurer la transition et donner
l’illusion d’un changement. Mais la détermination du peuple l’a contraint à démissionner. En Égypte, les États-Unis comptent sur l’armée pour maintenir en place un système acceptable. Mais des
informations me sont parvenues confirmant que dans les innombrables casernes militaires disséminées à travers le pays, de jeunes officiers s’organisent en comités révolutionnaires par solidarité
avec le peuple égyptien. Ils auraient même fait arrêter certains officiers associés au régime de Moubarak.
La région pourrait échapper au contrôle des États-Unis. Intervenir en Libye permettrait donc à Washington de briser ce mouvement
révolutionnaire et d’éviter qu’il ne s’étende au reste du monde arabe et à l’Afrique. Depuis une semaine, des jeunes se révoltent au Burkina-Faso (début mars) mais les médias n’en parlent pas.
Pas plus que des manifestations en Irak.
L’autre danger pour les États-Unis est de voir émerger des gouvernements anti-impérialistes en Tunisie et en Égypte. Dans ce cas, Kadhafi ne
serait plus isolé et pourrait revenir sur les accords conclus avec l’Occident. Libye, Égypte et Tunisie pourraient s’unir et former un bloc anti-impérialiste. Avec toutes les ressources dont ils
disposent, notamment les importantes réserves de devises étrangères de Kadhafi, ces trois pays pourraient devenir une puissance importante de la région. Probablement plus importante que la
Turquie. Pour la France, no comment…
Pourtant, Kadhafi avait soutenu Ben Ali lorsque le peuple tunisien s’est révolté.
Cela montre à quel point il est faible, isolé et déconnecté de la réalité. Mais les rapports de force changeants dans la région pourraient
modifier la donne. Kadhafi pourrait changer son fusil d’épaule, ce ne serait pas la première fois.
Comment pourrait évoluer la situation en Libye ?
Les puissances occidentales et ce soi-disant mouvement d’opposition ont rejeté la proposition de médiation de Chavez. Ce qui laisse entendre
qu’ils ne veulent pas d’issue pacifique au conflit. Mais les effets d’une intervention de l’Otan seront désastreux. On a vu ce que cela a donné au Kosovo ou en Afghanistan, en
Irak…
De plus, une agression militaire pourrait favoriser l’entrée en Libye de groupes islamistes qui pourraient s’emparer d’importants arsenaux
sur place. Al-Qaïda pourrait s’infiltrer et faire de la Libye un deuxième Irak. Il y a d’ailleurs déjà des groupes armés au Niger que personne ne parvient à contrôler. Leur influence pourrait
s’étendre à la Libye, au Tchad, au Mali, à l’Algérie… En fait, en préparant une intervention militaire, l’impérialisme est en train de s’ouvrir les portes de l’enfer !
En conclusion, le peuple libyen mérite mieux que ce mouvement d’opposition qui plonge le pays dans le chaos. Il lui faudrait un véritable
mouvement démocratique pour remplacer le régime de Kadhafi et instaurer la justice sociale. En tout cas, les Libyens ne méritent pas une agression militaire. Les forces impérialistes en déroute
semblent pourtant préparer une offensive contre-révolutionnaire dans le monde arabe. Attaquer la Libye est leur solution d’urgence. Mais cela leur retomberait sur les pieds.
Source : www.michelcollon.info
*Mohamed Hassan est un spécialiste de la géopolitique et du monde arabe.
Né à Addis Abeba (Ethiopie), il a participé aux mouvements d’étudiants dans la cadre de la révolution socialiste de 1974 dans son pays. Il a étudié les sciences politiques en Egypte avant de se spécialiser dans l’administration publique à Bruxelles. Diplomate pour son pays d’origine dans les années 90, il a travaillé à Washington, Pékin et Bruxelles. Co-auteur de L’Irak sous l’occupation (EPO, 2003), il a aussi participé à des ouvrages sur le nationalisme arabe et les mouvements islamiques, et sur le nationalisme flamand. C’est un des meilleurs connaisseurs contemporains du monde arabe et musulman.